L’homme à la glycine

C’est un rêve qui revient souvent. Je suis blottie dans ses bras. Enfant. 3 ou 4 ans. Plus peut-être. C’est un homme brun d’une trentaine d’années. Je le connais à peine et pourtant je le reconnais. Mon père. Souvenirs fabriqués recomposés à partir de photos ou de récits. Souvenirs que je crois être miens. Il est assis sur une chaise en osier tressée, à l’ombre d’une glycine. Un escalier moussu s’enroule autour d’une colonne en pierre et s’ouvre sur un large balcon qui borde le premier étage de la maison. La rampe en fer forgé est recouverte de glycine. Les racines sont larges, noueuses, enchevêtrées dans les barreaux de fer. Des torrents de fleurs mauves pâles dévalent du balcon. Un vent léger ravive le parfum des lourdes grappes de glycine qui se mêlent à l’odeur âcre de sa sueur. Malgré le vent tiède dans les feuillages, tout est plongé dans un silence profond. Il me parle doucement et pourtant je ne perçois qu’un silence aigre-doux. Je sens le long de mon dos la courbe ferme des muscles de son bras. Tout à coup, je me décide à rompre le silence, mes mots sont prêts à jaillir, je lève la tête et cherche son regard, mais brusquement la glycine se met à bondir, à grandir, à dégringoler en longues tentacules mauves depuis le balcon au dessus de nous, prête à tout envahir. Je veux crier, le prévenir. Il n’a rien vu. Il me serre tendrement dans ses bras. La glycine se rapproche. Aucun son ne sort de ma bouche. La glycine s’enroule autour de son cou, son bras, lui recouvre le visage. Je me réveille à cet instant.



 

Mon père. Né en 1846 dans un petit village  d’andalousie, près de Cordoue. Marié en 1870 à ma mère, fille d’un riche armateur. Père pour la première fois en 1872, d’un fils, Pedro. Puis parti pendant 2 années, en voyage aux Indes, d’où il rapporta une cargaison de soies précieuses et d’épices. Grâce au commerce du produit de son voyage lointain, mon père et ma mère vécurent quelques années d’insouciance et achetèrent la maison aux glycines.  Je naquis pendant cette période faste, 2 années  après son retour des Indes, en  1877. Quelques jours après ma naissance, mon père parlait déjà de repartir. Mon frère rêvait de partir avec lui. J’avais 3 ans tout juste quant mon père prit la mer pour  les Amériques, sur un navire affrété par son beau-père. Avant son départ, nous visitâmes son navire amarré dans le port de Cadiz de fond en comble. Il avait été baptisé du nom de ma mère, le « Viridiana ». Pedro et moi jouions dans les cordages. Mon père et ma mère arpentaient le pont en parlant à voix basse. Mon père accrocha dans sa cabine étroite une photo de son mariage, une photo de moi sous la glycine, et une photo de mon frère tenant fièrement son vélo. Ma mère lui avait apporté un seau en cuivre et un bouquet du jardin qu’elle installa sur sa table à côté d’une pile de cartes maritimes et de livres. Avant le départ, Pedro donna son canif à mon père. De grosses larmes roulaient sur ses joues. Ma mère, toute pâle, regarda le navire s’éloigner en nous caressant les cheveux. Nous rentrâmes dans la maison aux glycines et attendîmes. Le première lettre fut longue à venir. Postée du Cap Vert, elle contenait un croquis de la main de mon père qui représentait le « Viridiana » au milieu de poissons volants. Puis le silence. Son absence, au fil des mois, devenait moins palpable, se dissolvait dans le présent. Seule ma mère gardait dans les yeux une ombre inquiète. Les doigts de sa main droite jouaient avec son alliance pendant de longues heures.  Notre grand-père nous rendait visite tous les jours. Il venait donner des nouvelles, ou plutôt, des fragments d’information souvent incohérents que Pedro décryptait pour moi. Le « Viridiana » avait été aperçu sur une île lointaine. Un navire l’avait croisé au large de quelques semaines plus tôt. Il était tantôt au Mexique, tantôt à Cuba, tantôt dans une île perdue. Parfois il était sur le chemin du retour. Parfois navire et équipage avaient sombré au large de l’Afrique. Les mois passèrent. L’ombre dans les yeux de ma mère grandit. Les informations de mon grand-père devinrent plus rares. Un jour, il vint rendre visite à ma mère accompagné d’un homme. A sa peau burinée par le soleil et le sel, nous devinâmes, Pedro et moi, qu’il s’agissait d’un marin et qu’il venait donner des nouvelles de notre père. Ma mère leur servit du vin blanc doux et nous chassa dans le jardin. Nous nous glissâmes sous la fenêtre entrouverte. L’homme expliquait à ma mère que le « Viridiana », après une tempête violente, s’était échoué sur une île lointaine des Caraïbes. Le bateau était endommagé. Les hommes avait entrepris de le reconstruire. Certains avaient décidé de repartir, d’autres avait préféré rester et refaire leur vie avec une indienne aux yeux noirs. Il tenait ce récit d’un membre d’équipage du « Viridiana » qui avait quitté l’île et qu’il avait rencontré au Guatemala. Il n’avait pas de nouvelles de mon père, mais proposait de retrouver cet homme et de l’interroger.

 

Quelques mois plus tard, ma mère reçut une lettre. Elle s’enferma dans sa chambre longuement, en sortit les yeux rougis. A compter de ce jour, elle cessa de parler de mon père. Je n’ai jamais su ce que contenait la lettre exactement. Pedro et moi fouillâmes sa chambre de fonds en comble. Nous ne retrouvâmes ni enveloppe, ni lettre de l’expéditeur de la lettre. Mon père ? Mais dans le livre de chevet de ma mère, nous découvrîmes une page déchirée du carnet de voyage de mon père, datée du 21 mai 1881.



 

« Mon bateau glisse sur la mer grise-partir-vers cette promesse d’aventure-en direction du commencement.

Mon bateau glisse sur la mer grise-une mer d’hiver, métallique et opaque- depuis des jours et des semaines- j’ai perdu le fil des jours- lundi ou mardi peut-être- nous sommes en route vers les Amériques.

Mes doigts bleuis par le froid serrent des photographies grises- une photo de mariage apprêtée- mon visage- si jeune alors-aujourd’hui amaigri et sombre. Cette femme sur la photo- lointaine- ai-je vraiment abandonné celle que j’ai un jour aimée ?

Mon bateau glisse sur la mer grise- vers les Amériques lointaines- un rêve de trésors enfouis dans des ruines circulaires- Mexique- Guatemala- temples moussus nichés au milieu de forêts bruissantes d’oiseaux et de singes.

Mon bateau glisse sur la mer grise- mon passé dans son sillage- cette autre photo bleutée- une enfant sous la glycine- fragile- souriante- nichée au fond d’un fauteuil en rotin- agrippant une rose- une grappe de glycine dessine une dentelle ombragée sur son front.

Mon bateau glisse sur la mer grise- depuis si longtemps- mes compagnons se taisent- les conversations se sont éteintes doucement dans la lassitude du voyage-arriverons-nous un jour ?

Mon bateau glisse sur la mer grise- je regarde dans l’aube grise la photo en noir et blanc de l’enfant à la glycine- mes yeux rougis par le sel distinguent le rosé de ses joues, ses boucles brunes, le mauve laiteux de la glycine.

Mon bateau glisse sur la mer grise- le clapotis de mon passé me berce doucement- le lourd parfum de la glycine m’envahit, balaye l’odeur iodée des embruns et du poisson séché- je caresse la photo usée de l’enfant- l’enfant sous la glycine- mon enfant- si lointaine- si loin.

Mon bateau glisse sur la mer grise- j’imagine dans un frémissement le retour- l’enfant, mon enfant, blottie contre moi dans ce fauteuil en rotin, sous la glycine parfumée- les récits colorés, les perroquets, les singes, les temples Incas, les odeurs d’épices et d ‘orchidées, les femmes aux yeux de jais, les trésors scintillants. Et puis, le voyage du retour- la mer grise- la tempête- le bateau qui craque- le calme retrouvé- la ligne d’horizon qui tout à coup s’habite de formes familières. Terre ! »

Brigitte Bellan