Pèlerinage
L’avion atterrit au petit matin, par un jour de grand vent. Lors du décollage, sa voisine s’était présentée : « Samantha Brown, on m’appelle Sam » et lui avait demandé s’il venait pour affaires ou en vacances. Il avait murmuré pour toute réponse, sans la regarder : « Paul Lullies, je viens en pèlerinage ».
Elle s’était alors mise à fourrager dans son sac et le silence s’était installé pendant le restant du voyage.
Malgré l’éloignement de sa destination d’origine, l’homme est accompagné d’un mince bagage, qu’il n’a pas enregistré. Il prend un taxi jusqu’au cœur de la ville. La place aux miroirs. Une forêt de gratte-ciels transparents qui s’accrochent aux nuages. Il se souvient comme, lorsqu’il était enfant, la nuit, les fenêtres éclairées et les étoiles se confondaient. Il pensait alors que les tours transparentes de sa Ville grimpaient jusqu’à l’infini.
Un grand cliquetis lui fait lever les yeux. Le train suspendu qui traverse la Ville d’Est en Ouest est toujours là, longue chenille incandescente qui ondule entre les immeubles de verre. Il note que les wagons rouges de son enfance ont été remplacés par de longues voitures tubulaires couleur métal.
Enfant, il habitait à l’extrême ouest de la Ville, dans un quartier aux rues droites bordées de pins taillés en pointe. Les maisons étaient en bois, peintes en couleurs claires. Des boîtes de vie identiques les une aux autres. La taille des maisons et le nombre de garages étaient directement proportionnels à la réussite sociale de la famille qui l’occupait. Il se souvient que sa maison était peinte en bleu pâle et que sa mère rêvait d’une maison plus grande.
-A-t’elle réalisé son rêve ? se demande-t’il.
Un vent glacé s’engouffre entre les tours. L’homme ouvre son sac. En sort un pull épais qu’il enfile. 15 années qu’il n’est pas revenu dans la ville immense. Il a presque oublié le vent qui souffle en rafales, hiver comme été. Il a imaginé pendant ces 15 années son retour dans la ville de son enfance. Il le voudrais bref, furtif. Remplir un peu du vide laissé par son départ précipité. Construire un pont, même fragile, entre l’avant et l’après. Surtout, retourner au bord du lac aux eaux vertes. Peut-être essayer de revoir Anne.
Il se lance à l’assaut des marches métalliques qui grimpent jusqu’au train. Achète un ticket. Une pièce de son pays lointain se glisse dans la monnaie qu’il tend à la caissière. Elle lui lance un regard suspicieux.
Il prend le train, direction l’Est, le lac aux eaux vertes. Un trompettiste entre dans le wagon, lâche quelques notes. Il repense à Stéphane. A ce pari stupide. C’est Stéphane qui avait lancé l’idée. A 15 ans, Paul et Stéphane nourrissaient leur amitié de compétitions perpétuelles, d’expériences toujours plus extrêmes. Sauter en marche du train suspendu, s’accrocher à une voiture en skate-board, s’élancer de murs toujours plus haut, et, ce jour là, traverser le lac aux eaux vertes.
Le train de Paul s’immobilise. Station « Lac ». Paul saute du train. Dévale les escaliers et marche jusqu’au lac. Ici, c’est presque la campagne. La ligne de grattes ciels de la ville au loin découpe l’horizon nuageux. Le lac paraît presque petit à Paul. 15 années plus tôt, il lui avait semblé immense, infranchissable. Lorsque les deux garçons s’étaient jetés à l’eau, c’est d’abord le froid fulgurant qui les avait saisis.
-Ne penser à rien, avancer, avancer vite, plus vite, s’était dit Paul en serrant les dents. A mi chemin, il s’était retourné et avait vu que l’écart avec Stéphane se creusait. Il se souvient en frissonnant qu’il en avait éprouvé de la satisfaction. C’est une fois arrivé sur l’autre rive, grelottant dans le vent glacé, qu’il avait réalisé que Stéphane avait disparu, avalé par l’eau verte. Il avait plongé, nagé, appelé, cherché en vain. Il était ressorti, bleui par le froid et, écrasé de culpabilité, s’était précipité chez lui prendre quelques affaires. Il avait quitté la ville sans un mot à personne, même pas à Anne, sa sœur, sa confidente.
Paul s’approche de l’eau verte. Il se demande si Stéphane a été retrouvé. Il a toujours entendu dire que le lac était profond, presque sans fond. Qu’il avalait ses disparus à jamais. Le visage de Paul se reflète sur dans l’eau, tremblant sous le vent qui fait frissonner la surface du lac. Au bord du lac, se dresse le musée de peinture de la Ville, un imposant bâtiment blanc au toit bleu. Paul s’approche et entre dans le musée. Il s’arrête longuement devant un tableau de Hopper. Une maison en bois bleu. Un homme, une femme sur la terrasse surélevée. Un enfant au loin dans les herbes couchées par le vent.
Paul reprend le train, vers l’Ouest, vers le quartier de son enfance. Retraverse la Ville qui, petit à petit, lui redevient familière. Comme s’il ne l’avait jamais quittée. Le long des rails, les fenêtres des tours en verre défilent comme un film accéléré. Il aimait, la nuit, y plonger son regard et pénétrer dans une salle à manger à la table dressée, une chambre d’enfant vide, surprendre une femme lisant ou encore un homme pensif à sa fenêtre.
Il quitte le train à la station « Pénélope ». Descend lentement une large rue tranquille. Passe devant la petite église où enfant, ses parents l’emmenait chaque dimanche matin en échange de la promesse de muffins aux myrtilles au dessert du repas de midi. Il tourne à gauche, longe la petite école du quartier. Des cris d’enfants diffus lui parviennent. Il revoit les petits uniformes gris et blanc. Le sien acheté trop grand pour le faire durer plus longtemps. Il glisse un œil à travers la porte grillagée. Il sourit. Les uniformes ont disparu. Il reconnaît la cour de récréation , bordée de bancs en bois. Un chêne au milieu de la cour. Avec une branche basse que les enfants escaladent. Le chêne a grandi.
Il s’éloigne de l’école. Passe devant un jardin où une femme s’affaire, vêtue d’un grand tablier. Elle lève les yeux vers lui. Son visage lui semble vaguement familier. Il la salue d’un petit signe de la tête. Un de ses signes incertains, qui laisse son destinataire libre de faire comme s’il le l’avait pas vu. Paul continue le long du chemin de son enfance. Et tout à coup, elle se dresse devant lui, sa maison d’autrefois. Le lierre a envahi un côté de la maison. La peinture s’écaille. Il s’approche de la boîte aux lettres. Y lit un nom inconnu. Il pousse le portail entrouvert et s’approche de la porte d’entrée. Il sonne. Personne. Il fait lentement le tour de la maison. S’arrête devant le hêtre roux, pose son sac à terre puis s’élance et grimpe de branche en branche. Arrivé au niveau du premier étage, il avance sur une large branche argentée en direction de la fenêtre. Il y plonge ses yeux. Sa chambre d’adolescent a été transformée en chambre de bébé. Un papier peint avec de petits éléphants roses et bleus décore les murs. Paul rit, d’un rire presque triste. A ce moment là, une femme, depuis la maison d’à côté, crie dans sa direction :
-Descendez tout de suite, où j’appelle la Police
Paul saute de l’arbre, s’approche d’elle. La femme hurle :
-N’approchez pas
Paul s’arrête.
-Mais je suis Paul Lullies, j’ai habité ici autrefois, je cherche ma famille.
La femme recule.
-Vous mentez. Paul Lullies est mort. Il s’est noyé avec un ami il y a des années. Disparaissez, j’ai le revolver de mon mari.
Paul a reconnu Mrs Daguerre, son ancienne voisine. Sans réfléchir, il part en courant, dévale la rue. Il se sent léger. « Paul Lullies est mort » répète-t’il en souriant.