Conte Bleu: Le Livre Magique

 

Ils sont là, bien rangés sur l’étagère de la chambre jaune. Il y en a de toutes les tailles, des petites des grands et longs, des feuillus et des tout minces et de toutes les couleurs, des rouges, des bleus, des verts ou des jaunes,  foisonnant de dessins colorés ou remplis de texte noir écrit serré. Hippolyte les aime tous, particulièrement depuis quelques mois, depuis qu’il sait lire, tout seul. Hippolyte aime les regarder rangés sur l’étagère et deviner leur titre ou le dessin sur la couverture. Parfois, il oublie l’existence de l’un d’entre eux, pendant quelque temps. Et puis tout à coup, il l’attrape d’une petite main décidée. Les retrouvailles avec un de ses livres oubliés sont toujours un moment qu’Hippolyte affectionne. Il a l’impression de découvrir un livre qu’on vient de lui offrir et, en même temps il ressent un petit pincement au cœur, celui réservé aux objets familiers, faisant partie de son monde. Le monde d’Hippolyte, c’est sa maman, son papa, sa grand-mère, son école, ses amis Théo et Marie et sa chambre jaune. Et Hippolyte, lorsqu’il s’ennuie tout seul, se plonge dans ses livres.

 

Mais voilà, depuis qu’Hippolyte sait lire, il lit et relit ses livres en se levant le matin, avant de partir à l’école, en rentrant de l’école, avant de se coucher, les mercredis et les Week-Ends. Et ses livres, il les connaît presque tous par cœur. L’histoire du petit chaton qui a très faim, celle de l’avion qui a perdu une aile, celle de l’éléphant qui rit toute la journée, celle de la petite fée, celle du grand loup, celle du poisson dorée et celle du petit garçon perdu dans la forêt.

 

Alors, Hippolyte découvre la bibliothèque de sa Ville. Là, les étagères sont immenses, beaucoup, beaucoup plus grandes que celle de la chambre jaune et elle regorgent de toutes sortes de livres à découvrir . Et Hippolyte, tous les mercredis, ramène dans sa chambre un sac ventripotent d’où les livres trop grands dépassent.

 

Et Hippolyte lit. Il lit avant de prendre son bain. Il lit assis sur les toilettes. Il lit en mangeant sa soupe. Il lit en se brossant les dents. Il lit.

 

L’ami d’Hippolyte, Théo, a lui aussi quelques livres et Hippolyte lui propose un jour d’échanger un de ses livres contre l’un des siens pour quelques jours. Puis un autre. Bientôt, Marie, et Lena, et Enzo…se mettent à participer aux échanges. Les livres passent d’un cartable à l’autre, de chambre d’enfant en chambre d’enfant, ils côtoient voitures télécommandées, legos et poupées, ils circulent, voyagent et sont dévorés par de plus en plus de paires d’yeux. Par des yeux noirs, des yeux bruns, des yeux verts, des yeux bleus myosotis comme ceux de Marie, et bien sûr, par les yeux gris d’Hippolyte.

 

Hippolyte a maintenant 7 ans. Il lit, vous vous en doutez, très bien, et très vite. Il connaît presque tous les livres de la bibliothèque de sa Ville. Tous les livres de Lena, Théo, Enzo, Marie et les autres… Tous les livres de son école….Tous les livres de sa grand-mère…

 

Et Hippolyte rêve de nouveaux livres bruissants d’histoires colorées.

 

Hippolyte a un oncle, l’oncle Paul, qui parcourt le monde à la recherche de statues anciennes. C’est un archéologue. Hippolyte ne le voit pas très souvent, mais reçoit régulièrement des cartes postales de pays bariolés qu’il épingle au mur de sa chambre et dont les noms accrochent ses rêves d’aventure comme autant de petits nuages : Indes, Guatemala, Egypte, Argentine, Indonésie, Vietnam, Chine…

 

Et cette année, l’oncle Paul a écrit dans sa dernière carte, envoyée de Santiago au Chili, qu’il serait là pour Noël. Hippolyte compte les jours jusqu’à Noël. Les jours rétrécissent. Les arbres de la rue d’Hippolyte perdent leurs feuilles. Puis s’illuminent de décorations qui clignotent. Et Noël arrive enfin.  Ce soir là, l’oncle Paul arrive avec un gros paquet enrubanné..le cœur d’Hippolyte bat très vite en l’ouvrant. Il extirpe du papier brillant un livre épais, relié en cuir bleu . Les pages sont irrégulières et Hippolyte les devine débordantes de mots. Des oiseaux, des singes et des plantes exotiques sont incrustées sur la couverture en cuir bleu, et annoncent des voyages merveilleux.

Hippolyte lève les yeux vers son oncle, ravi.

- Merci, Oncle Paul, il est vraiment magnifique ce livre.

Oncle Paul se penche alors vers son petit neveu. Des petites lumières dansent dans ses yeux.  Ilchuchote à l’oreille d’Hippolyte.

- C’est un livre magique. Mais cela doit rester notre secret à tous les deux.

Hippolyte acquiesce avec ferveur.

 

Oncle Paul propose alors à Hippolyte de lui lire une histoire. Hippolyte s’installe sur les genoux de son oncle, dans le grand fauteuil près de la fenêtre. Il est prêt.

L’Oncle Paul ouvre le livre et lui dit alors :

-Je vais d’abord te raconter l’histoire d’un Temple, le Taj Mahal, construit en Inde il y a très très longtemps, en 1631. 

Hippolyte regarde le livre ouvert sur les genoux de son Oncle avec surprise. La page est blanche. Vide. Pas le moindre signe. Hippolyte lance un regard inquiet à son Oncle. L’Oncle Paul commence alors :

- Il était une fois, un roi Mogol, le roi Shah Jahan. Il décida de construire un temple pour perpétuer le souvenir de son épouse favorite …… 

Et tout à coup, Hippolyte voit apparaître sur la page un temple en marbre bleuté, entouré d’un bassin d’eau transparente.

L’oncle Paul continue.

-Le temple changeait de couleur avec les saisons et les heures de la journée, sous la lune, il brillait comme une étoile argentée et lorsque le soleil se levait… .

Hippolyte a les yeux rivés sur la page où le temple s’est inscrit comme par magie. Il voit apparaître dans le coin de la page un soleil d’or qui se lève doucement. Le temple se teinte de rose. L’eau qui l’entoure est grise, avec des reflets violets. Hippolyte se penche sur le livre les yeux écarquillés. Et tout à coup…non…ce n’est pas possible…il voit son propre visage, se dessiner dans l’eau grise à côté du reflet tremblant du Taj Mahal. Il lève les yeux vers son Oncle. Celui-ci lui fait un petit clin d’œil, et reprend paisiblement le fil de son histoire.

- Et voilà comment finit l’histoire merveilleuse du Taj Mahal , dit l’Oncle Paul en fermant délicatement le livre.

 

Hippolyte hésite un instant, puis demande :

-Dis, oncle Paul, on peut lire une autre histoire dans le livre, tous les deux. 

-Bien sûr, répond Oncle Paul, mais cette fois-ci, c’est toi qui choisit.

-D’accord, acquiesce Hippolyte en s’apprêtant à ouvrir le livre.

- Non, non , lui dit Oncle Paul en posant sa main sur le livre,  tu dois d’abord choisir le sujet et les personnages de ton histoire dans ton imagination ou tes rêves, et après seulement tu ouvriras le livre .

Hippolyte réfléchit. Puis il déclare à l’Oncle Paul :

-C’est l’histoire d’un petit garçon qui a très envie d’apprendre la trompette, il rêve d’être un jour un grand musicien, tu vois, et alors…. 

- Chut, l’interrompt Oncle Paul, et maintenant, ouvrons le livre.

-A quelle page ? s’interroge Hippolyte.

-Laisse ta main choisir, lui répond doucement l’Oncle Paul.

Hippolyte ferme les yeux, et ouvre le livre d’une main hésitante. Il soulève ses paupières et fixe la page, s’attendant à voir une trompette se dessiner dans un coin de la page. Mais la page reste blanche.

-Oncle Paul ?

-Hippolyte, lui dit l’Oncle, il faut que tu penses vraiment très fort au petit garçon, à sa trompette, que tu les dessines dans ta tête. Et alors seulement, tu vois, ils apparaîtront sur la page blanche de ton livre. 

-Comme une photo ? demande Hippolyte.

-C’est cela, comme une photo. Une photo de ton imagination.

 

Hippolyte se met à réfléchir. Ce petit garçon, c’est un peu lui, mais pas tout à fait. Et d’ailleurs, il préférerait que son Oncle ne le reconnaisse pas lorsqu’il apparaîtra sur la page. Peut-être devrait-il raconter l’histoire d’une petite fille plutôt ? Il imagine la trompette. Elle brille de mille éclats. Le petit garçon, non, la petite fille, la sort soigneusement de son étui. Et là, …

Tout à coup, des notes de musique s’imprime doucement sur la page du livre puis s’envolent jusqu’aux oreilles d’Hippolyte, comme de petites bulles sonores. Un air langoureux de trompette s’échappe du livre ouvert. Un petit garçon, jouant de la trompette, tournantle dos au lecteur du livre, est maintenant apparu sur la page. Son visage est caché mais Hippolyte l’a reconnu. C’est lui.

Oncle Paul lui demande d’un air malicieux.

-Qui est ce petit garçon qui joue si bien de la trompette ?

-Je ne sais pas, Oncle Paul, je ne sais pas.

Oncle Paul lui passe la main sur les cheveux affectueusement.

-Allez, je te laisse terminer ton histoire tout seul.

 

Hippolyte ne quitte plus le livre merveilleux offert par oncle Paul. Il se dit que c’est le plus merveilleux cadeau au monde. Et Hippolyte, inlassablement, se met à inventer des aventures merveilleuses en complicité avec son livre magique : il explore la galaxie avec son copain Théo, il combat un géant énorme, capture une sorcière au chapeau pointu, parle à un écureuil roux, adopte un chat botté, s’invente un grand frère et une petite sœur, se transforme en prince charmant et épouse Marie.

 

Un mercredi, son ami, Théo, aperçoit le livre bleu sur l’étagère de la chambre jaune. Il s’en saisit. Hippolyte frissonne. Il aurait dû cacher son livre magique !

-Et, Hippo, c’est quoi ça, un nouveau livre ?

-Ben, c’est un livre, je l’ai eu pour Noël, bafouille Hippolyte.

-Il est beau. Je te l’échange pour cette semaine contre mon nouveau Babar, décrète Théo.

Le cœur d’Hippolyte bat à toute vitesse. Que faire ? Il ne veut se séparer de son livre à aucun prix. En même temps, il lui semble inimaginable de se fâcher avec Théo et encore moins de partager le secret du livre, même avec son plus fidèle ami.

Théo s’est emparé du livre. Il lance un sifflement admiratifen découvrant la couverture richement décorée. Il ouvre le livre d’une main décidée. Découvre une page blanche. Fait glisser les pages entre ses doigts. Théo se tourne vers son ami, l’air déçu :

-C’est nul ce cadeau, c’est un cahier, c’est qui t’a offert ça ?

-C’est mon Oncle Paul, répond Hippolyte d’une voix blanche.

-Et ben, c’est vraiment nul, un cahier, comme si on n’en avait pas assez avec l’école, bougonne Théo en reposant le livre bleu sur l’étagère.

 

Hippolyte sourit intérieurement. Il pense avec joie à son prochain R.V avec le livre bleu, ce soir, après le départ de Théo. Il sait que la prochaine histoire qui va s ‘imprimer sur les pages du livre magique est celle d’un petit garçon qui lui ressemble. Ce petit garçon possède un trésor très précieux. Un livre magique. Un jour, le livre disparaît, volé comme un cavalier masqué qui chevauche un licorne. Le petit garçon enfourche son dragon ailé et se lance à sa poursuite au dessus des océans et des forêts, des montagnes et des lacs, jusqu’au bout de la terre.

 

Brigitte Bellan