N’habite plus à l’adresse indiquée

Partir. Fermer la porte. Glisser les clefs dans la boîte aux lettres. Descendre la rue jusqu’au métro. Je ne peux me résoudre à quitter cet endroit, pourtant trop petit, bruyant, mal situé.

Mon pas résonne dans les pièces vides.

Je circule de pièces en pièces. Je revois ma première visite. Cette enfilade de pièces qui m’avaient semblées vastes. Mon imagination qui dessinait l’emplacement de chaque meuble, de chaque objet. Puis, le soir venu, mes trous de mémoire qui me faisait douter de l’emplacement d’une cheminée, d’une porte ou d’une fenêtre.

 

Je pénètre doucement dans le salon vide. Odeur de poussière et de cire. J’ouvre la fenêtre qui donne sur un laurier feuillu qu’il faudrait tailler. Un rayon de soleil s’engouffre, trace un losange de lumière sur le parquet sombre. De petites particules se mettent en mouvement au cœur du rayon de lumière, comme sorties de l’ombre. Des fragments de souvenirs bruissent dans ma tête. Bruits de voix. Rires. Escaliers dévalés. Odeurs de cuisine. Parfum d’encens.

 

J’aperçois des flocons de poussière à l’emplacement du piano, telles des notes de musique oubliées. Je les ramasse machinalement. En fait une petite boule que je roule dans entre mes doigts.

 

Sur le mur, à hauteur d’enfant, je découvre un petit escargot dessiné au feutre orange. Trace de vie. Bientôt balayée d’un coup de peinture blanche. Ou bien, agrippée au mur pour des années encore, petite marque fragile de notre passage dans ce lieu. Signe cabalistique indéchiffrable pour les nouveaux occupants. Le rayon de soleil s’éteint. Je m’approche de la fenêtre. Elle ferme mal. Depuis toujours. Soulever la poignée d’un coup sec en appuyant en même temps sur le cadre de la fenêtre. Je la referme. Pour la dernière fois. Elle se ferme sur une tranche de vie. 15 rue Charles Silvestri. Bail précaire. Vincennes. Val de Marne.

 

Les nouveaux locataires arriveront demain. Ils glisseront la clef dans la serrure. Rentreront dans la maison vide, le cœur battant. Remarqueront un détail qu’il n’avait pas observé lors de leur visite – « ce parquet est un peu terne » ou bien « tu as vu cette jolie moulure au plafond ? ». Elle entrera au salon et ouvrira la fenêtre en grand. Elle dira « la fenêtre est un peu dure ».

Le vide ne durera que quelques heures. Ils envahiront les lieux avec leurs meubles, leurs livres, leurs objets. Bric à brac de vie éparpillé sur le parquet du salon. Remplir leur nouvelle boîte de vie. De bruits. De choses familières. Habiter. Vivre. Effacer les traces de vie étrangères. Changer le nom sur la porte. Sur la boîte aux lettres. Ramasser une lettre oubliée et la renvoyer à l’expéditeur avec la mention «  n’habite plus à l’adresse indiquée ».

 

 Je m’apprête à partir. Attrape mon manteau, posé sur le rebord de l’évier, qui, avec les WC, la baignoire et le lavabo, innamoviblesjusqu’à la prochaine rénovation. « Un évier de cuisine, un bac, émail blanc, quelques éclats, jaunis », dira l’état des lieux. Je rassemble dans un sac en plastique quelques derniers objets oubliés : une lampe de poche trouvée à la cave, une petite voiture d’enfants, une mystérieuse clef qui ne semble pas appartenir à la maison, un papier où j’ai noté les relevés des compteurs d’éléctricité et de gaz, une éponge et du produit à vitre.

 

Faire place nette. Leur faire la place nette. Tout à coup je m’arrête. Je souris. Je sors un papier, un crayon, et je griffonne à la hâte :

 

« A l’attention des nouveaux locataires :

La maison est hantée. C’est pourquoi nous déménageons. Le fantôme habite au grenier. Soyez vigilants.

Signé : les anciens locataires »

 

Je plie le papier en 4 et le glisse sous le coin du miroir. Il les attends. Je respire profondément. Referme la porte. Glisse les clefs dans la boîte aux lettres et descends la rue jusqu’au métro.

Brigitte Bellan