La photo oubliée

Pendant de longues années, cette boîte en carton vert marbré, fermée par un ruban noir, demeura sur un coin de la cheminée. Je finis par l’oublier au fil des mois, par oublier pourquoi elle était posée là, presque tristement. Par la voir sans la voir. Une présence absente. La présence compacte d’une absente, Jeanne. Je n’avais jamais ouvert cette boîte depuis le départ de ma grand-mère, Jeanne. C’était son legs, son bric-à-brac, le chuchotement d’une voix familière et lointaine au creux de mon oreille ; un léger battement de cil, fermer les yeux sur les souvenirs qu’elle avait capturés pour moi, sa petite-fille Elsa. Elle avait écrit mon nom d’une main tremblotante sur une vieille étiquette jaunie, collée là, au centre de la boîte, très légèrement de travers. Et puis une date, juin 1985, quelques mois avant sa chute.

J’ouvris la boîte un soir d’automne. Une lumière orangée baignait la chambre. Je m’attendait à voir quelque chose en jaillir, m’agripper la mémoire. J’étais préparée. J’en sorti des poignées de papiers, de lettres, un vieux cahier de poésie rempli d’une écriture appliquée (la mienne !), des dessins d’enfants, un petit porte monnaie usé, des fleurs séchées.

Une photo inconnue accrocha mon regard. C’était une photo en noir et blanc. Elle avait été découpée avec soin et glissée dans un petit cadre cartonné beige bordé d’un liseré doré. Au dos, une attache avait été collée, fabriquée à partir d’un brin de laine qui formait une petite boucle docile. J’y reconnu la main habile de Jeanne. Cette photo tableau représentait une enfant de 3 ou 4 ans, nue comme un vers, et riant aux éclats. Elle se tenait sous un petit cèdre, sautillant dans l’herbe. Elle semblait avoir été saisie par le (la ?) photographe dans un mouvement étrange, presque contradictoire. Un mouvement de fuite et d’attraction tout à la fois. Elle cherchait à échapper à un jet d’arrosage qui pointait dans le coin droit de la photo et tout son corps semblait prêt à se mettre en mouvement dans la direction opposée du tuyau. En même temps, son regard, ses mains étaient comme tendus vers ce jet d’eau et vers l’arroseur inconnu, dont seule la main apparaissait furtivement sur la photo. Rien, aucun détail du tableau ne permettait de raccrocher la photo à une date, même approximative. L’enfant inconnue dénudée, le cadre atemporel d’un jardin, un bout de tuyau, une main. C’est alors que me vint l’idée de sortir la photo du cadre et de la retourner. Au dos, l’écriture de Jeanne : « Elsa arrosée par son papa, août 1968 ». Je regardai la photo à nouveau, interloquée. Cette fillette indécise, qui fuit et est attirée par la fois par ce tuyau, cette main, c’est moi, à l’âge de 3 ans à peine. Je la regarde longuement. Et tout à coup, je la reconnais, c’est moi, c’est moi. Et puis je me souviens, cette envie de fuir, cette peur d’enfant, et cette attirance, cette envie de courir vers la main. Mon cœur se serre. Ces sentiments contradictoires, me reviennent, bouffées d’émotions familières. Ce sont exactement eux qui m’ont envahis au moment de me décider à ouvrir cette boîte léguée par Jeanne. Juste avant de découvrir cette photo, juste avant que cette photo ne vienne à moi.