Le Chevalier à Lunettes
Joseph est méconnaissable sous son armure étincelante de chevalier et cette idée l’enchante. Passer devant la maison de Mme Robert la voisine sans avoir besoin de dire bonjour. Descendre le petit chemin de l’école, d’un pas lourd, en faisant trembler la terre sous ses pieds tout en tenant fièrement Zénon en laisse. Il sent tous les regards braqués sur lui. Les femmes sur le pas de leurs portes, effrayées, rappellent leurs enfants et se calfeutrent à l’intérieur de leurs maisons en attendant que Joseph soit passé.
Quelle bonne idée d’avoir emmené avec lui , Zénon, son dragon. Il sourit en pensant que tous vont s’écarter sur son passage lorsqu’il entrera dans sa classe, la tête haute sous son casque pointu. Lucas, Florent, Brice, Pierre, Théo. Il n’aura qu’un mot à dire. Zénon, les narines frémissantes, les réduira en petits tas de cendres fumantes.
Son casque le gêne un peu, à cause de ses lunettes. Il aurait peut-être dû les enlever pour être absolument certain de ne pas être reconnu. Joseph le petit bigleux. Ou, dans les bons jours, Harry Potter.
Mais aujourd’hui, le petit Joseph à lunettes est Le Chevalier au Dragon, invaincu, qui revient, couvert de gloire, après avoir combattu l’ennemi aux confins du royaume.
Et encore, Zénon n’est qu’un jeune dragon pour l’instant. D’ici quelques mois, il saura voler et Joseph se promet quelques atterrissages acrobatiques au milieu de la cour de récréation !
Joseph sait qu’un dragon comme Zénon est une marque de puissance convoitée dans le royaume. Une fois à l’école, il faudra ne pas quitter Zénon des yeux. Il réservera à Marie, et à elle seule, le privilège d’enfourcher Zénon si elle le souhaite.
Malgré le poids de son armure, Joseph se sent léger. Sa cape pourpre flotte derrière lui comme une grande voilure.
Il a dû beaucoup insister pour que sa maman accepte de lui prêter la jetée de canapé en velours rouge pour son déguisement. Mais elle a fini par céder, et elle l’a même aidé à transformer son vélo vert en dragon; c’est elle qui a eu l’idée de planter des bâtonnets d’encens dans les blocs de polystyrène pour simuler les narines fumantes de Zénon.
Joseph approche de l’école. Il croise une fée qui s’arrête pour l’admirer. Un clown au nez rouge avec un chapeau doré. Un peu plus loin, il aperçoit un vulgaire batman et croit reconnaître Lucas. C’est Lucas, la semaine dernière, qui lui a cassé ses lunettes en les jetant du haut du toboggan.
La main de Joseph se crispe sur l’échine de Zénon. Va-t’il réduire Lucas en fumée maintenant ou va-t’il lui laisser un sursis jusqu’à la récréation.
Joseph éclate de rire. Il relève ses lunettes, pose son stylo et se laisse aller dans son fauteuil. Il a revu Lucas récemment, un gros garçon pataud, qui a choisi d’enfiler un costume d’agent de police jusqu’à la retraite.
Il revoit ce mardi gras lointain. Son armure. Aujourd’hui rangé au fond du coffre à déguisements du grenier. Son dragon. Qui a peuplé ses rêves d’enfant.
Plongé dans ses souvenirs, Joseph caresse machinalement son chat Zénon qui ronronne sur ses genoux.
Brigitte