L'Ivresque

Clara sortit son carnet bleu et nota : « cet homme assis à ma gauche se moque -t’il de moi ? » Elle noircit son carnet de plusieurs points d’interrogation avant de reposer son crayon. Elle fit glisser son regard vers la table en terrasse où l’inconnu lisait, paisiblement. « Soleil couchant », Faulkner, éditions Folio, le livre qu’elle venait d’achever, l’avant-veille, assise exactement à la même table de café, place Gambetta. Le lecteur était un jeune homme d’apparence fragile - « plus jeune que moi » pensa -t’elle- , cheveux sombres, teint clair. Elle ne voyait pas ses yeux, accrochés au livre. Il était vêtu d’une chemise blanche, froissée, et d’un pantalon en toile bleu. Clara remarqua qu’il portait des sandales, détail qu’elle avait toujours trouvé ridicule chez un homme.

Clara reprit son carnet bleu, dans lequel elle consignait depuis plusieurs mois de petits morceaux de sa vie quotidienne. Fragments d’émotion. Elle était arrivée à Paris il y a 8 mois, début septembre, comme institutrice remplaçante en première section de maternelle à l’école de la Cour des Noue, au cœur du XX° arrondissement. Clara était une jeune fille solitaire. Des yeux noirs, un visage rond, encadré d’une chevelure rousse qu’elle attachait d’un ruban bleu ou vert.

L’homme lisait toujours. Clara se saisit de son crayon et écrivit : « Plus de doute possible. Hasard fabriqué. Fausse coïncidence. C’est bien le même individu croisé la semaine passée dans le bus 96 avec « Comment Voyager avec un Saumon »… ». Elle posa son crayon. « Comment Voyager avec un Saumon » qu’elle avait lu, 15 jours plus tôt,  sur la recommandation d’une collègue. Elle fouilla sa mémoire. Le lecteur du bus portait des sandales.

 

Il lui semblait tout à coup se souvenir d’autres instants où elle avait effleuré des yeux, presque inconsciemment, un livre qu’elle venait d’achever en train d’être lu par un inconnu aux cheveux sombres. Elle repensa en particulier à « La Montagne Magique », qu’elle avait terminé 2 mois auparavant à l’ombre d’un arbre dans le cimetière du  Père Lachaise et aperçu quelques jours plus tard sur une table. Quelle table ? Clara ne se souvenait plus. Une table de lecture à la bibliothèque municipale, la table d’un café, la tablette d’un train ou une table de salle d’attente, un bureau dans une des salles de l’école ?

 

Clara remuait ses souvenirs, livre après livre. Elle tentait de se rappeler les endroits, les moments, les rencontres. Elle cherchait un fil conducteur, une cohérence et ne trouvait qu’une mosaïque de livres choisis au hasard, empruntés à diverses personnes sans lien entre elles, achetés dans des petites librairies du XX° arrondissement ou ailleurs. « Mes livres tels des petits cailloux semés qu’un inconnu aurait ramassés, un inconnu qui a trouvé le chemin secret de mes lectures » nota Clara dans son carnet. Sa contrariété initiale faisait place à un trouble grandissant, mêlé de curiosité. L’homme se leva et passa devant sa table, son livre sous le bras. Elle nota qu’il avait les yeux clairs et était de petite corpulence. Son visage lui semblait vaguement familier. Il ne la regarda pas. Clara hésita un instant. Puis elle s’empara de son carnet, de son livre du moment, « la Rabouilleuse », et laissa 3 Euros sur la table.

Le cœur serré, elle s’élança précipitamment sur les pas du jeune homme. Le mystérieux lecteur marchait d’un pas souple et léger. Clara le suivait à distance, se jetant sous la porte cochère la plus proche à chaque fois que l’homme ralentissait le pas ou faisait montre de la moindre hésitation. Il s’arrêta rue de Chine, devant la librairie favorite de Clara. Entra. Farfouilla longtemps dans les rayons. Clara, dissimulée derrière un pilier, ne le quittait pas des yeux à travers la vitrine. La main de l’homme s’empara d’un  livre. Clara frissonna, le livre dans sa poche lui brûlait la jambe. Son lecteur avait choisi « La Rabouilleuse ». Clara ferma les yeux, la sueur perlait sur son front. L’homme paya, sortit, un paquet sous le bras , et bifurqua dans le passage des Soupirs, pour rejoindre la rue des Pyrénées, Clara dans son sillage. Un peu plus loin, il fit une halte inattendue dans un petit square d’enfant. Clara, cachée derrière un arbre, le regarda les yeux écarquillés grimper sur le toboggan d’enfants et descendre en riant, son paquet à la main. « Il m’a vue, il se moque de moi » pensa – t’elle, cachée derrière un arbre. L’ homme sortit du square, enfila une succession de ruelles et s’engouffra dans un immeuble vieillot. Clara attendit de longues minutes en tremblant, à l’angle d’une rue voisine. Elle finit par pénétrer dans l’immeuble où l’inconnu avait disparu.

 

L’entrée était sombre et fraîche. La lumière hors d’usage. Clara discerna dans le noir une série de boîtes aux lettres rouillées, s’en approcha, déchiffra avidement les noms. Un nom accrocha ses yeux. Victor Bachelot. C’était le nom de l’un de ses élèves. Un petit garçon aux yeux clairs, cheveux sombres. Il était de petite corpulence, et devait avoir 4 ou 5 ans. Il aimait particulièrement la lecture. Clara réalisa que l’homme et le petit garçon se ressemblaient étrangement. Le lecteur était-il le père de son élève ? Le fils portait-il le même nom que son père ? Clara s’assit sur une marche de la montée d’escalier, troublée. Elle chercha à revoir le petit Victor dans sa classe le matin même, « que faisait-il déjà ? », « m’a-t’il dit quelque chose ? »,  mais seul le visage de son lecteur adulte apparaissait devant ses yeux. Des images dansaient dans sa tête ; l’homme sur le toboggan ; l’homme assis sur une minuscule chaise d’enfant, dans sa classe. Ses jambes dépassant ridiculement. A cet instant, une vieille femme rentra dans l’immeuble. Clara se leva maladroitement et sortit précipitamment.  Elle erra dans les rues du quartier jusqu’à la nuit tombée, avant de se décider à regagner son petit appartement de la rue Dupont de l’Eure. Elle hésita à appeler l’une de ses collègues, Marthe, pour lui raconter sa rencontre avec l’étrange Victor Bachelot, mais décida d’attendre le lendemain où elle reverrait son petit élève et pourrait l’interroger. « Un enfant de 4 ans qui s’est lancé dans un petit jeu avec son papa… » pensa -t’elle en haussant les épaules. Elle sourit et se prépara un dîner léger qu’elle dégusta en finissant « la Rabouilleuse ».

Le lendemain, Clara arriva tôt dans sa classe et s’installa comme chaque matin à son bureau, en attendant ses premiers élèves. Le petit Luc arriva le premier et vint l’embrasser tendrement. Puis Camille, et Léa. Thomas, Alex, et Enzo. Clara avait les yeux rivés sur la porte. Jeanne entra et vint lui apporter un dessin. Clara admira le dessin, la remercia et lorqu’elle leva les yeux, elle le vit. Victor était sagement assis à sa table. Il lui souriait gentiment. Il était vêtu d’une chemise blanche, froissée, et d’un pantalon en toile bleu. Il portait des sandales. Clara remarqua qu’un livre était posé sur sa petite table. A l’envers, elle en déchiffra le titre. « Les Affinités Electives ».

La veille, avant de s’endormir,  Clara avait décidé  que « Les Affinités Electives » serait sa prochaine lecture.

Brigitte Bellan