L'Ours

Un matin de septembre, le Canada m’est apparu comme la destination de mon voyage. Bill, mon patron, m’a encouragé à prendre « le temps qu’il faudrait ». Mes collègues de bureau sont venus me serrer la main en silence.

J’ai chargé ma vieille Ford et fermé ma maison dont je n’ouvre plus les volets depuis l’accident.

A la sortie de Seattle, je me suis arrêté devant le bungalow bleu de mon enfance. Mon père se tenait debout sur le pas de la porte; comme s’il m’attendait. Il m’a serré longuement dans ses bras, puis a posé sur moi ses yeux lourds de chagrin. Chez mon père, c’est un chagrin sans mots. Il m’a accompagné jusqu’à ma voiture, a inspecté le bric à brac qui remplit mon coffre. « Est-ce que je te reverrai, Tom ? » m’a t’il demandé à voix basse. « Je ne sais pas, Papa, prend soin de toi » lui ai-je répondu en démarrant. Dans mon rétroviseur, sa silhouette voûtée, immobile, est devenue minuscule avant de disparaître.

*****

Je roule depuis deux jours et deux nuits, remontant vers le Nord, m’arrêtant brièvement pour prendre de l’essence, acheter de la nourriture et de la bière. C’est la fin de l’été, le soleil est bas et les nuages projètent des ombres immenses sur les sommets enneigés des rocheuses canadiennes. Passé la ville de Lake Louise, la route devient vertigineuse, bordée de glaciers bleus surplombant des lacs émeraudes. Des cascades dévalent la montagne. L’air est frais et parfumé. Je roule fenêtres ouvertes. La saison touristique tire à sa fin et la route est presque déserte. Je croise un caribou qui broute au bord de la route, à la lisière de la forêt. Je ralentis. Il lève la tête, demeure quelques instants immobile, humant l’air, en éveil, puis il se remet à brouter. Au coucher du soleil, je m’arrête dans la ville de Jasper, au bord de la rivière de l’Athabasca. Une brume humide monte de l’eau. La rue principale est bordée de motels en bois. Certains sont déjà fermés pour l’hiver. J’avise un motel ouvert, « The Bear Lodge ». Un panneau indique que les chambres tout confort ont une vue imprenablesur la montagne et des douches chaudes. Je rentre. Derrière le comptoir, un homme imposant tapote sur un ordinateur. Il me salue sans me regarder. Je paye d’avance pour une nuit. La chambre est modeste, avec une minuscule fenêtre d’où on aperçoit les montagnes en se hissant sur la pointe des pieds. Je me couche sans fermer les volets. Au matin, je prends  une douche chaude. J’enfile des habits propres et je sors dans Jasper. J’ai décidé de m’installer dans une cabane dans la montagne, loin du monde. Je me souviens d’un voyage en été avec Elsa, bien avant la naissance des jumeaux, où nous avions pêché des truites arc-en ciel dans les eaux mousseuses de l’ Athabasca, à trente kilomètres à l’Est de Jasper. Nous avions fait griller les truites sur un petit barbecue improvisé au bord de la rivière. Elsa avait fait tremper une bouteille de pinot gris dans une flaque d’eau glacée, en la coinçant entre deux roches.

Je remonte lentement la rue principale de Jasper, qui longe la voie ferrée. La ville est déserte. Arrivé à l’entrée de la Ville, je remarque un petit café ouvert à la vitrine étroite. Accrochée contre la vitre, une annonce manuscrite indique « Cabane avec vue à louer, s’adresser à l’intérieur ». Je pousse la porte. Le café est désert. Une femme brune d’une cinquantaine d’années, l’air fatigué, est affairée au comptoir. Je commande un café et m’assois devant une table ronde. La femme m’apporte un pot de café fumant et le journal du jour. Je repousse doucement le journal.

-« Je ne lis jamais le journal »

La femme reprend le journal sans un mot. J’ai arrêté de lire le journal après l’accident, il y un an. Toute ma famille dans cet avion New-York Seattle, vol AA087 de 4H34 p.m. De retour d’une semaine de vacances chez la sœur d’Elsa. Toute ma famille, Paul, le bébé, Simon et Luke, les jumeaux, Elsa, éparpillée dans le ciel de New York…. Elsa, Paul, Simon, Luke. Et moi, seul à jamais avec le trou béant de leur absence.

-« Je vous ressers du café ? » me demande la femme. Je mets un moment à répondre, perdu dans mes souvenirs. Le café qu’elle m’a servi était bouillant et parfumé. Je hoche la tête.

-« Volontiers, merci »

La femme s’approche de moi avec un nouveau pot de café fumant. Elle est peut-être plus jeune que cinquante ans. Elle a simplement un air fatigué.

-« J’ai vu l’annonce » lui dis-je pendant qu’elle remplit ma tasse.

-« La cabane? »

J’acquiesce. Elle me dévisage.

-« C’est 300 $ la semaine, avec l’eau chaude et l’électricité. Il y a un poêle. Le bois est en plus, 10 $ le panier. Le ménage est fait une fois par semaine et… ».

Je l’arrête doucement.

-« Parfait, parfait…elle est située où cette cabane ? »

-« A cinquante kilomètres à l’est, au-dessus de Maligne Lake… il y a une vue sur le lac, et en face sur le glacier bleu…c’est très beau…»

La femme s’anime en me parlant de la cabane. Elle hésite un instant puis m’indique qu’elle peut me faire un prix ; un très bon prix de fin de saison ; un prix encore meilleur si je reste plusieurs semaines. Quand je lui indique que je prévois de rester au minimum 3 mois, je vois ses yeux briller. Elle propose de m’emmener visiter. J’accepte. Elle ferme le café et me fait monter dans son pick-up truck stationné dans la rue. Elle s’appelle Maria. Elle vit à Jasper depuis toujours. Son mari, Ted, est guide de montagne l’été et professeur de ski l’hiver. Ils ont construit cette cabane il y a 10 ans. Leurs deux filles, Liam et Lisa étudient à l’université de Calgary.

Au bout d’une heure de route, Maria arrête le pick-up le long de la route. Un ruisseau se faufile entre des buissons de myrtilles.

-« C’est par là » m’indique t’elle en s’engageant sur un sentier étroit. Le sentier est escarpé. Je lui emboîte le pas. Nous marchons en silence. Au bout d’une vingtaine de minutes, nous arrivons devant une modeste construction en rondins. La porte d’entrée s’ouvre sur un balcon en bois.

La cabane est exiguë et sent fortement le renfermé. Maria ouvre les fenêtres en grand. La vue est splendide. A l’Est, le glacier bleu, majestueux ; la glace forme un escalier bleu qui descend dans la vallée… A l’Ouest, le regard plonge vers Maligne Lake, bordé d’une forêt luxuriante.

-« Ça me va » dis-je à Maria, les yeux accrochés au glacier.

 

Le soir même, je prends possession de la cabane. Maria a fait le lit et a laissé du pain, du café et de la bière. Ted, son mari, m’attend devant la cabane. Il a monté du bois qu’il a rangé en un tas régulier sur le balcon. Ted est un grand gaillard barbu et jovial. Il me serre la main avec vigueur.

-« Bienvenue, Tom » me dit-il en me regardant avec intensité. Il m’explique le fonctionnement du poêle, et récite quelques instructions « pour une bonne cohabitation avec les animaux sauvages». Il me remet une brochure sur les ours, éditée par l’office du Tourisme de Jasper.

-« Il y en a beaucoup par ici, des ours noir surtout, et il y a même quelques grizzlis… » M’explique Ted.

Ted est sur le départ, mais ne se décide pas à partir. Il s’affaire, vérifie le poêle, m’explique le fonctionnement de la poubelle (dotée d’un dispositif de fermeture anti-ours), réarrange le tas de bois de l’entrée. Ted semble attendre quelque chose.

-« Ça va aller ?» Me demande t’il.

Je croise son regard. Je sens que Ted, passé la satisfaction d’une rentrée d’argent inespérée, trouve ma présence dans cet endroit isolé étrange, peut-être suspecte. Il se tient un instant devant moi, hésitant. Des questions lui brûlent les lèvres. Il me regarde puis finalement tourne les talons en me faisant un petit signe de la main.

-« Merci pour tout, Ted » lui dis-je alors qu’il s’engage sur le sentier. Il se retourne et me sourit.

Je suis seul. Je déballe mes affaires lentement. J’ai acheté des provisions et du matériel de pêche à Jasper. Je veux être seul, loin de ceux qui savent. Seul avec ma douleur brute, du lever du soleil au coucher du soleil.

Mes hôtes ont affiché sur la porte du vieux frigidaire une carte de la région avec les chemins de randonnés. L’emplacement de la cabane est marqué d’une croix rouge. Je repère un sentier qui descend jusqu’au lac. Je glisse dans mon sac à dos une boussole, du pain et du fromage et deux bières avant de me mettre en chemin.

Au début, le sentier serpente en pente douce sous de grands cèdres bleutés. Le soleil est bas dans le ciel et se glisse entre les branches, créant un tapis d’ombres et de lumières. Au détour d’un tournant, la pente s’accélère et le lac apparaît, au creux de la montagne. Je m’élance d’un pas rapide, sautant entre les pierres, genoux fléchis. Mon sac bat contre mes épaules. Tout à coup, je suis tout au bord du lac. Je regarde mon reflet dans l’eau verte. Une infinie tristesse m’envahit. Je fais quelques pas mal assurés le long du lac. Un canard sauvage s’envole à mon approche. Ses lourds battements d’ailes claquent dans le silence. Je m’assieds sur un tronc d’arbre au bord de l’eau et je déballe méthodiquement mes provisions. Je mange lentement, en regardant les montagnes étirer des ombres violettes dans les eaux du lac. Un bruit me fait tourner la tête. Un léger bruissement. Le bruit s’arrête. Puis reprend quelques instants plus tard, un bruit de feuillages qu’on froisse. C’est un bruit humain. Je pose mon pain sur une pierre, me lève et m’adresse au bruit :

-« Il y a quelqu’un ? »

Le bruit cesse. Pourtant je le sens, proche, contenu. Alors je me mets à parler. Il me semble que ma voix vient d’ailleurs, une voix triste et douce.

-« Je sais qu’il y a quelqu’un. Vous n’avez pas besoin de vous montrer si vous ne le souhaitez pas. Je ne tiens pas spécialement à vous voir. Ni vous ni personne. Voyez-vous je suis là pour échapper aux autres. Les gens sont gentils, plein de compassion. Ils ne peuvent me regarder un instant sans que leurs yeux se mouillent, sans me dire « pauvre Tom », « Tom, si tu besoin de quoi que ce soit », sans m’inviter dans leurs maisons de campagne à passer des week-ends. Je ne supporte pas leurs regards. Je ne supporte par leurs enfants»

Le bruit reprend, amorti, lointain. Je réalise qu’il s’éloigne peu à peu. Le silence s’installe à nouveau. Je finis mon pain et je reprends le chemin de la cabane. La nuit tombe doucement.

 

Ce soir là, je peine à m’endormir. Le frigidaire produit un ronronnement continu. La cabane n’a pas de volets et la nuit est chargée d’étoiles qui diffusent une lumière bleue. Je bascule dans un demi-sommeil agité.  Un rêve s’installe. Toujours le même rêve. Il y un trou béant dans mon lit qui ouvre sur le ciel. Je plonge dans le trou. Je vole dans le soleil, bras écartés. Bientôt je suis rejoins par les jumeaux, puis par Elsa, qui tient Paul dans ses bras. Ils me sourient. Nous volons côte à côte. Les jumeaux trouvent ça très drôle. Ils sont devant. Simon fait une pirouette. Luke me dit, « Papa, papa, regarde comme je vole bien ». Puis tout à coup je me mets à tomber, aspiré par l’infini. Ils me regardent en silence, Elsa, Paul, Luke, et Simon. Ils me regardent m’éloigner. Je voudrais leur parler, les appeler, mais je reste silencieux, impuissant. C’est le moment où je me réveille, en pleurs. J’essaye alors de toutes mes forces de me rendormir et revenir au début du rêve, de revoir leurs visages paisibles, leurs corps légers qui flottent dans le ciel. Mais je reste cloué dans mon lit, les yeux grands ouverts, prisonnier de ma souffrance infinie.

Je me réveille au petit matin. Le soleil entre par la fenêtre qui ouvre sur le glacier bleu et dessine un losange sur le plancher au pied du lit. Je reste longtemps dans mon lit, à regarder les milliers de minuscules particules incandescentes qui dansent dans le rayon de lumière. Une forte envie de café me pousse enfin hors du lit. Le soleil est déjà haut dans le ciel. Je sors devant la cabane. A l’Ouest, le lac irradie un bleu métallique. Je décide d’aller pêcher.

Le chemin du lac, familier, me paraît plus court que le premier jour. En arrivant au lac, je croise un couple de randonneurs qui me salue aimablement. Je leur fais un petit signe de la tête. Je m’installe au même endroit que la veille. Debout sur un rocher plat, je demeure de longues heures debout à faire danser ma canne à pêche au dessus de l’eau. Mes bras sont douloureux. Ma bouche est sèche. Le lac est désert. Un vol occasionnel de canards sauvages me fait lever la tête. Des bulles apparaissent régulièrement à la surface de l’eau. Je devine la présence de poissons, tout proches.

Au bout de trois heures de pêche infructueuse, je me décide enfin à changer de mouche. Je casse le fil avec mes dents. J’opte pour une mouche de petite taille, multicolore, avec une petite plaque ovale argentée. Alors que j’attache solidement ma nouvelle mouche, j’entends un bruissement derrière moi. Je reconnais immédiatement le bruit de la veille. Je tourne la tête. Le bruit vient de la lisière de la forêt, à moins de cinquante mètres du bord du lac. Je scrute les feuillages, en vain. Le bruit est toujours là, par intermittence. Je me retourne vers le lac et je lance ma ligne dans l’eau d’un mouvement souple. Le bruit redouble. Les yeux rivés sur ma ligne, je parle au bruit mystérieux:

-« Je suis content que vous soyez revenu. J’avais envie de vous retrouver».

Ma ligne se tend. Je remonte un minuscule poisson empêtré dans des algues brunes. Je le relâche aussitôt.

-« Figurez-vous, c’est mon premier poisson de la journée. Trop petit… Est-ce que vous aimez le poisson ? Ma famille adorait le poisson. Toutes sortes de poissons. Des poissons d’eau douce, des poissons d’eau de mer,…on était des fanatiques de pêche…»

J’entends un froissement derrière moi. Je ne me retourne pas.

-« Je n’en ai jamais parlé à personne, mais j’aurais dû rester avec les jumeaux. Avec Simon et Luke. Elsa devait me les laisser. Partir à New-York juste avec le bébé. C’était prévu comme ça. Et puis elle a changé d’avis…Je lui en veux tellement… Je… Je crois que j’ai bien fait de changer de mouche »

Ma canne à pêche vient à nouveau de se plier dans un arc de cercle laissant présager un poisson de bonne taille. Je remonte ma ligne, le poisson résiste, je donne du mou. Le poisson se débat, replonge. Je laisse filer ma ligne. Arc-bouté sur ma prise, j’oublie la présence derrière moi. Tout à coup, le poisson jaillit hors de l’eau. C’est une truite arc-en-ciel de 10 livres au moins. Je la décroche, l’assomme d’un geste rapide, et lui glisse une cordelette sous l’ouïe. J’attache ma cordelette à une racine et laisse tremper ma prise dans l’eau fraîche. Je relance ma ligne. Quelques instants plus tard, je remonte une truite bleutée, plus petite. Puis une troisième. Je pose ma canne à pêche contre un arbre derrière moi et je sors mon déjeuner de mon sac : du pain, du cheddar et des pommes. Mes trois truites baignent dans l’eau. La troisième frétille encore par intermittence. Je m’allonge un peu plus loin dans l’herbe, au soleil. Des formes lumineuses défilent sous mes paupières. Je sens des courbatures dans mes bras et mes épaules. Mes pieds sont glacés.  J’aime sentir mon corps fatigué par la pêche. Presque malgré moi, je me sens grisé par cette matinée de pêche. Je m’endors brutalement.

Je me réveille en frissonnant. Le soleil a disparu et le vent s’est levé. J’ai dormi longtemps, d’un sommeil profond. Je me relève. Ma canne à pêche est tombée à terre. Je réalise tout à coup que mes trois truites ont disparu. La racine à laquelle je les avais attachées est arrachée. Je regarde autour de moi. Rien. J’inspecte les alentours sans trouver le moindre indice. Je remonte lentement vers la cabane.

Ted me rend visite en fin d’après midi, « pour s’assurer que je ne manque de rien », m’explique t’il. Je lui offre une bière et je lui raconte ma journée.

-« C’est sans doute un rôdeur, il y a des vagabonds qui campent de l’autre côté du lac » me dit Ted après avoir écouté avec attention le récit des truites mystérieusement disparues.

Nous parlons longuement de la nature de la région, des animaux sauvages qui l’habitent. Ted me dit qu’il aime par dessus tout les ours.

-« Les ours ne sont pas animaux spécialement intelligents, m’explique doucement Ted, mais ils sont d’une certaine façon…humains…ils aiment qu’on leur parle gentiment, ils savent cueillir délicatement des myrtilles, pêcher des poissons… Les indiens pensaient que leurs ancêtres se réincarnaient en ours…Il y a plein de légendes autour des ours ».

Le soir tombe. Ted aime parler et je réalise que je suis heureux de sa présence. Ted, en buvant sa troisième bière, me raconte comment Zeus, pour protéger son fils et sa maîtresse Kallisto de la jalousie d’Era, les envoient dans les étoiles, donnant naissance à la Grande et la Petite Ourse.

-« J’aime ce mythe, me dit Ted en partant, j’aime l’idée que les morts sont des étoiles, que je n’ai qu’à lever les yeux pour les voir… ». Il me regarde, les yeux brillants dans le soir qui tombe. Je ne peux m’empêcher de penser qu’il a deviné ma douleur.

 

Le lendemain, je décide d’éclaircir le mystère des truites volatilisées. Je descends au lac, m’installe au même emplacement pour pêcher. J’attrape rapidement une petite truite. Je l’attache solidement, au même endroit que le jour précédent. Je m’assois légèrement en retrait, dissimulé derrière un rocher et j’attends en silence.  Au bout de longues minutes,  le bruissement des jours précédents reprend, d’abord lointain, puis de plus en plus proche. Jeretiens mon souffle. Depuis ma cachette, je n’ai dans mon champ de vision que quelques mètres au bord de l’eau devant l’emplacement où j’ai mis la truite à tremper. Les pas se rapprochent. Je devine une présence humaine. Les pas s’interrompent quelques secondes. Le marcheur a-t’il senti ma présence ? Les pas sont tout proches, mais je ne vois toujours rien. Je me raidis. C’est alors que je le vois. Il avance lentement vers le lac, à quatre pattes. Son pelage est sombre et brillant. C’est un ours noir. Arrivé au bord du lac, il s’assoit, et plonge lestement la patte dans l’eau; il attrape latruite d’un geste précis ; avec son autre patte, il arrache la cordelette et la jette dans l’eau. Il ne fait qu’une bouchée de ma truite. Il inspecte le bord du lac, à la recherche d’autres poissons. Tout à coup, il s’immobilise. Se dresse sur ses pattes arrières, et se retourne vers moi. L’ours est à moins de vingt mètres de distance. Il se balance sur ses pattes, menaçant. Il me semble immense. Depuis l’accident, j’ai toujours pensé que la peur était une émotion qui m’était devenue étrangère. J’avais perdu les miens à jamais; ce qui pouvait m’arriver n’importait peu. Et pourtant là, face à l’ours, la peur me serre le ventre. Je me plaque contre le rocher, immobile. Je me souviens des conseils de Ted, et je me mets à parler à l’ours. Je lui récite doucement un poème de Yeats, L’enfant volé.

« Au clair de la lune luit

Le sable gris et pâle… »
L’ours semble m’écouter. Il cesse de se balancer.

« Nous y dansons la nuit

Tissant de vieilles danses

Mêlant mains et regards

Tant que la lune brille… »
L’ours se remet à quatre pattes et s’approche de moi. Je ne bouge pas et je continue à réciter mon poème. L’ours est tout près.

« Viens, suis-nous, enfant d’homme,

Vers les eaux, l’inconnu

Ta main dans notre main:

Le monde a plus de pleurs que tu ne peux comprendre »

L’ours me renifle. Je le regarde et j’essaye de lui sourire. Il se détourne et s’en va d’un pas tranquille. Je le rappelle.

-« Ours, Ours, tu sais, je t’ai dit des choses que je n’ai jamais dites à personne».
L’ours se retourne, m’observe un instant et disparaît dans les feuillages.

Pendant mon séjour à Maligne Lake, je revois l’ours très souvent. Il reste à distance, assis. Il m’observe paisiblement pendant que je pêche. Je lui laisse toujours une ou deux truites sur une pierre plate. Certains jours je lui parle de mes souvenirs de pêche avec les jumeaux, de l’ours en peluche de Paul, de la douceur de la peau Elsa…D’autres jours, nous cohabitons en silence…

 

Nous sommes fin novembre. Les jours sont courts. Le fond de l’air est glacé. Je dors avec le poêle allumé. Depuis quatre jours, l’ours a disparu. Je descends tous les jours à l’endroit de notre rendez-vous et je l’attends en vain. L’ours n’est plus là. Ted, venu m’apporter du bois un soir,  m’explique que l’ours a commencé son hibernation.

Je décide qu’il est temps pour moi de partir.

 

*****

 

Le temps a passé. Je suis rentré à Seattle. Mon chagrin est toujours là, mon rêve aussi. Il y a quelque mois, j’ai rencontré Paula. Son sourire et sa patience me donnent confiance dans ma capacité à aimer à nouveau. Je retourne chaque année pour les vacances dans la cabane de Maligne Lake. Ted et Maria sont devenus des amis.

Quand la nuit et claire, je m’assois sur le balcon sous le ciel étoilé, et je regarde longuement la Grande Ourse et la Petite Ourse.

Brigitte Bellan